Rembobinons... La La Land
- Antoine Gros
- 26 avr. 2023
- 7 min de lecture
Extrait de Tiens, tiens... N°1

En 2010, The Hollywood Reporter écrit à propos des films musicaux portés sur le jazz que c’est “un genre éteint”. C’est à cette même date que Damien Chazelle, alors étudiant à l’université d’Harvard en arts visuels et en cinéma, commence à écrire et conceptualiser ce que sera, 6 ans plus tard, son chef d’œuvre d’estime, La La Land.
Passionné de cinéma, de jazz, grand amateur de comédies musicales, et futur réalisateur, Chazelle commence le script de La La Land en 2010 avec comme ambition de “reprendre les éléments des comédies musicales de l’âge d’or”. Inspiré par les classiques du genre, notamment les films avec Fred Astaire comme Le Danseur du dessus, il souhaite écrire un film qui rappelle cette époque, tout en proposant une histoire et des personnages modernisés. Son père étant français, et lui-même ayant vécu en France, les comédies musicales françaises l’ont également beaucoup influencé, celles de Jacques Demy tout particulièrement. Il considère Les Parapluies de Cherbourg comme son film préféré d’ailleurs. Cette inspiration française va se retrouver dans le côté mélancolique et parfois doux-amer du script final. Dès les prémices du projet, il travaille avec son colocataire et meilleur ami Justin Hurwitz, qui sera le compositeur de la bande originale du film ainsi que des chansons, mais également qui le conseillera sur le scénario.

Une fois leur diplôme obtenu, en 2010, ils déménagent tous les deux à Los Angeles, pour se rapprocher de Hollywood, et décident de faire de cette ville le lieu où se situera l’action du film. Une fois son scénario terminé, Damien Chazelle va donc chercher des producteurs, afin de financer son projet. Néanmoins, il est à cette époque totalement inconnu, et le seul film qu’il a réalisé, intitulé Guy and Madeline on a Park Bench, était un film à très petit budget, dans le cadre de son projet de fin d’études. Difficile donc pour un studio de lui confier les rênes d’un projet aussi ambitieux que son La La Land, surtout dans la mesure où rien ne garantit le succès de cette comédie musicale, composée uniquement de chansons originales, et donc ne pouvant pas utiliser le succès d’un hit déjà existant, comme c’est souvent le cas dans les biopics musicaux.
Il va tout de même finir par attirer l’attention du studio Focus Features, qui lui propose d’investir à peine plus de 1 million de dollars. En plus d’un budget très réduit, le studio impose au réalisateur plusieurs changements, dont celui de faire du rock le sujet principal et plus le jazz, de modifier la scène d’ouverture qu’il a en tête, et surtout de changer la fin. Chazelle, pour qui ces concessions sont impensables, décide de mettre de côté le projet, et de se consacrer à la création d’un nouveau film, moins ambitieux.
Il va alors s’inspirer de son expérience de batteur dans un groupe de jazz au lycée pour écrire un scénario de 85 pages, pour un film intitulé Whiplash. L’histoire tourne autour d’un jeune batteur, Andrew, qui vient d’intégrer le Shaffer Conservatory, à New York. Ce jeune batteur qui joue donc dans un orchestre, aura pour enseignant un chef d’orchestre extrêmement exigeant, nommé Terence Fletcher. Pour obtenir le financement de son film, Chazelle réalise un court-métrage tiré de son script, qui reprend les grandes lignes de ce dernier. Il choisit dans les rôles principaux Johnny Simmons, pour incarner Andrew, et J.K. Simmons pour camper le rôle de l’enseignant. Dès sa sortie au Festival de Sundance de 2013, le court-métrage est un immense succès, et Chazelle obtient alors rapidement les financements nécessaires à la mise en chantier de la version long métrage de Whiplash. Il gardera J.K. Simmons dans le même rôle, et remplacera Johnny Simmons par Miles Teller pour incarner Andrew.

Le tournage de Whiplash va être très intense, et Damien Chazelle et son équipe vont, durant 19 jours consécutifs, travailler jusqu’à 12 heures par jour. Cela va particulièrement être éprouvant pour les acteurs principaux, notamment Miles Teller qui suivra des leçons de batterie à raison de 12 heures par semaine, avant et pendant le tournage, alors même que ce dernier pratiquait la batterie depuis 11 ans. La pratique très intensive de la batterie provoqua chez Miles Teller de fortes douleurs, des cloques et des saignements aux mains, et même malgré cela, environ 30% des gros plans du film sont réalisés par une doublure.
J.K. Simmons, ayant déjà pratiqué le piano par le passé, reprit néanmoins des cours intensifs pour atteindre les exigences du réalisateur.
Le travail acharné de toute l’équipe porta ses fruits, et lors de la première du film, au festival de Sundance 2015, le succès fut immédiat. Un an plus tard, après plus de 50 millions de dollars de recettes, le film fut nominé dans 5 catégories à la 87ème cérémonie des Oscars, dont celle du Meilleur Film.
Grâce au succès du film, Damien Chazelle passe du statut de réalisateur inconnu du grand public à jeune prodige, et il obtient finalement le financement de son précédent projet, La La Land. Sa nouvelle notoriété lui permet de négocier le contrat de financement de son film bien mieux que quelques années auparavant, et il obtient ainsi un budget à la hauteur de ses ambitions.
Le projet enfin lancé, Damien Chazelle va maintenant devoir choisir les stars du film : qui pour incarner Mia et Sebastian, les deux protagonistes du film ? Alors qu’Emma Watson et Miles Teller étaient initialement choisis, le choix final porte sur Ryan Gosling et Emma Stone. Ce choix est justifié par Damien Chazelle en disant : “les deux se rapprochent le plus de l’image que l’on se fait d’un couple hollywoodien mythiques”, toujours dans la volonté de rappeler l’âge d’or des comédies musicales américaines et les duos d’acteurs qui y figurent, Fred Astaire et Ginger Rogers en tête.

Les deux acteurs vont alors travailler énormément leur personnage en amont, s’impliquant dans leur caractérisation, et participant à un ajustement du scénario, pour y intégrer des éléments de leur vie : la scène où Mia est renvoyée d’une audition, après quelques secondes seulement, est directement inspirée d’une expérience vécue de l’actrice, à ses débuts à Hollywood.

Pour pouvoir atteindre les exigences du réalisateur en matière de danse et de chorégraphie, Emma Stone va prendre de nombreuses heures de cours de danse. Elle racontera par la suite que son attrait pour les comédies musicales ainsi que ses expériences précédentes lui auront été d’une grande aide. Pour Ryan Gosling, le plus dur fut la pratique du piano, lui qui n’en avait jamais fait. Il va énormément travailler, à tel point que les doublures gros plans initialement prévues ne seront finalement pas nécessaires.
Il est amusant de savoir que Damien Chazelle a créé la scène où Mia pleure lors d’un casting, alors même que la directrice de casting répond au téléphone, directement en s’inspirant d’une anecdote vécue par Ryan Gosling.
Une fois le duo d’acteurs principaux choisi, le reste du casting va se composer rapidement, et des acteurs et actrices comme Jessica Rothe, Callie Hernandez ou encore John Legend vont être embarqués sur le projet. Damien Chazelle va avoir à coeur de donner une nouvelle fois un rôle à J.K. Simmons, et va ironiquement choisir de lui faire jouer un patron de bar qui déteste le jazz…
C’est le 10 août 2015 que va débuter le tournage, pour une durée de quarante jours. Pour offrir aux équipes un peu de détente après des journées très chargées, tout en stimulant la créativité de ces dernières, tous les vendredis soirs des projections de films ayant inspiré Damien Chazelle sont organisées sur le plateau. Ces moments sont une manière pour le réalisateur de transmettre à ses équipes les intentions qu’il souhaite donner à son film, tout en solidifiant les liens entre toutes les personnes travaillant sur le projet.
L’entièreté du film sera tournée en format large, de manière à imiter l’apparence des films en CinémaScope des années 50.
Nous allons maintenant parler de la scène qui a été la plus difficile à tourner : il s’agit de la scène d’introduction, qui prend la forme d’un plan séquence (c’est-à-dire sans coupe dans le montage) d’une durée de 6 minutes. Cette introduction est en fait une longue scène de danse qui prend place sur une bretelle de l’autoroute de Los Angeles. Chorégraphiée, comme tout le film, par Mandy Moore, cette scène va ouvrir le film sur la chanson Another Day of Sun. Durant les 6 minutes de ce plan séquence, la caméra va circuler avec une fluidité impressionnante à travers un embouteillage, se déplaçant au milieu des voitures à l’arrêt et des nombreux comédiens dansant tout au long de la chanson. En un peu plus de 5 minutes, le ton du film est donné.

Casse-tête technique ayant nécessité plus de 100 danseurs, des grues, une steadicam, deux portions d’autoroute fermées et deux jours complets de tournage, la scène est directement inspirée de la vie de Damien Chazelle, qui raconte être très souvent bloqué dans les bouchons à Los Angeles. Pour répéter la chorégraphie, Mandy Moore, Damien Chazelle et tous les danseurs avaient auparavant travaillé sur des parkings de centres commerciaux.
Une autre scène de danse particulièrement compliquée fut celle accompagnant le morceau A Lovely Night. Cette scène, tournée au coucher de soleil, dans un intervalle très court où le ciel prend une couleur bleu particulière, fut compliquée à réaliser dans la mesure où le temps de travail possible avec la lumière correspondante est très court.
L’intégralité de la bande originale, les musiques comme les chansons, ont été écrites et composées par Justin Hurwitz, et accompagnent subtilement l’histoire et les émotions du film. Le travail de chorégraphie et de mise en scène est lui aussi parfaitement calibré pour donner au film son identité si particulière.
Pendant plus d’un an, Chazelle supervisa, avec le monteur du film Tom Cross, la post-production. Par la suite, ils diront que le plus dur était de donner au film l’atmosphère voulue : d’un côté l’hommage aux comédies musicales du passé, et de l’autre l’identité du film, avec son aura presque onirique. C’est lors de cette période que Damien Chazelle décida de changer la fin initialement prévue, que l’on ne connaît pas, par celle que l’on peut retrouver dans le montage final : l’échange de regards pleins d’émotions entre Mia et Sebastian clôturant le film.
Dès sa sortie, en décembre 2016 aux Etats-Unis et en janvier 2017 en France, le film est unanimement salué, autant par la critique que par le public. Il obtient de nombreuses récompenses, comme par exemple celle du Meilleur film aux New York Film Critics Circle Awards, ou encore celle de Meilleur Acteur et Meilleur Actrice pour Ryan Gosling et Emma Stone aux Screen Actors Guild Awards 2017. Le film, nominé dans la catégorie Meilleur Film aux Oscars en 2017, fut annoncé gagnant lors de la cérémonie, mais cette annonce fut une erreur, le véritable gagnant étant Moonlight de Barry Jenkins.
Au-delà des récompenses, le succès d’estime du film le hisse déjà au rang d’œuvre culte, et fait de Sebastian et Mia un incontournable du 7ème art.
Pendant plus de 5 ans, Damien Chazelle a patiemment travaillé, avançant pas après pas dans la conception puis la réalisation du film qu’il rêvait de faire. Il n’a fait aucune concession, et s’est donné les moyens de créer une comédie musicale qui rivalise de beauté et d’ingéniosité avec les cadors du genre, tout en apportant à son film une touche moderne.
Un chef-d’oeuvre, tout simplement.
